Saturday, December 19, 2009

Hakim Bey : extrait de L'abeille criminelle

Nietzsche a dit quelque part qu'un esprit libre et vrai ne souhaite pas voir s'abolir les lois du troupeau, de crainte qu'il n'existe plus rien contre quoi lutter, rien à surmonter. Léger danger de cette abolition, pourrait-on penser.

Depuis l'époque de Nietzsche la loi s'est d'une certaine façon transformée, passant d'un outil complexe mais multidimensionnel d'oppression de classe, à l'image-miroir du spectacle, subtile, fatale, imprégnant tout. La loi simule la dictature de la commodité, vouée à ne faire que promettre et vouée à écarter l'utopie de justice.

Nos mythes fondateurs ici aux Etats-Unis , qui ont pu prendre la forme de textes tels que la Déclaration d'Indépendance, ou un Bill of Rights, par exemple, se sont avérés si infiniment flexibles qu'ils ont fini par devenir, pour comme tous mythes, leur contraire. La loi n'apparaît plus comme une limite dialectique, comme c'était le cas pour Nietzsche, mais plutôt un virus multiforme et suintant, qui infecte la fabrique même du langage et de la pensée.

On ne peut plus faire la distinction entre les flics et la culture du flicage. L'hallucination induite par les médias, celle d'une société déterminée par ses flics et avocats. Dix minutes dans un vidéoclub devraient convaincre n'importe quel observateur impartial que nous évoluons dans un contexte de police de la conscience, un état bien plus omniprésent que chez les nazis, ces rudes pionniers des amphétamines, de la TV et de la balistique. Qu'est-ce que penserait, par exemple, un visiteur OVNI extra terrestre d'une planète dont l'image fétiche est celle d'un agent en rage des forces de l'ordre menaçant cet observateur avec un flingue?

Un petit nombre d'esprits pourront se libérer en de brèves occasions, de l'omniprésence vacillante de cette seule véritable image axiomatique de " notre moment dans le temps", ainsi que Nixon appelait le présent. Sans aucun doute commenceront-ils pour une fois à s'interroger sur la possibilité d'outrepasser la loi, à la fois en tant que code social qui catégorise les interdits de nos désirs, et aussi en tant que super ego ectoplasmique, ou flic du paysage intérieur qui nous étouffe avec la peur de nos propres passions.
Le premier pas, pour chaque utopie réelle, c'est de se regarder dans le miroir, et d'exiger de savoir quels sont mes vrais désirs, un action qui présuppose déjà une victoire au moins provisoire sur l'anxiété inconditionnelle, sur la peur que mon daimon puisse apparaître sur le verre ou alors un daimon flic.

Que vois-je alors? La première image qui flotte à la surface de la pierre de voyance ( 'skry stone' ndt), le miroir magique, c'est le criminel: mes désirs sont illégaux. Mes folies sont interdites dans la civilisation. Le code moral qui est ancré dans le code moral voit mes appétits comme blessants.

Fourier et Nietzsche ont tous les deux défini le criminel comme un esprit insurrectionnel par nature, en révolte contre l'oppression étouffante du consensus social. La tragédie du criminel, pourtant, c'est d'être presque l'inverse du flic : une projection en négatif, et donc de la même façon une projection, un piège, une définition imposée au sein même du langage du contrôle. Et en tous cas, plus je regarde profond dans la glace, moins je suis à même de voir des désirs que je qualifierais de 'mauvais', cela selon mon propre code éthique.

Mes désirs sont illégaux. Mes folies sont interdites dans la civilisation.

Pour moi 'mauvais' signifie contreproductif, une misère qu'on s'inflige à soi-même. Je refuse que la réalisation de mes désirs dépende de la misère des autres. Non pas parce qu'un tel acte serait immoral, mais parce que psychiquement cela me nuirait: la misère appelle la misère. Ceux qui se sont pris au piège de vouloir réaliser leurs désirs en faisant du mal aux autres sont tous, d'après mon expérience, dans une misère psychique.

Dans cette acceptation du terme le crime paie; ceci dit il ne paie pas suffisamment! C'est pour des raisons purement égoïstes que je le rejette: pour accomplir mes désirs, il me faut outrepasser ou même violer la loi, mais selon ma vision à moi je ne fais pas le mal, et j'accepterais encore moins d'être catégorisé de criminel.

Cela explique pour quoi le fascisme n'est pas une réponse. Le fascisme est une machine désirante, mais restreinte à une élite amorale qui se crée des ennemis pour les détruire, qui crée et détruit des victimes, comme dans l'oeuvre du Marquis de Sade. Fourier, cependant, affirme que le désir en lui-même demeure du domaine de l'impossible, à moins que ne puisse se réaliser la totalité des désirs. Cette passion engage l'Autre, et définit ainsi la seule vraie société, la seule qui soit possible. C'est cette réalisation qui est la jonction entre fascisme et anarchie.

Plongeant mon regard plus profond encore dans le miroir, je commence à voir en fait qu'ici je ne suis pas seul. Que le Soi implique les autres, que nous sommes co-impliqués dans nos désirs les uns les autres. Ici donc nous atteignons un stade qui est selon la pensée de Nietzsche plus important que la criminalité en elle-même: la société des des libres esprits, ou encore, comme l'a nommé Max Stirner, L'Union des Maîtres de Soi-même.

Le Soi implique les autres, nous sommes co-impliqués dans nos désirs les uns les autres.

Il existe un modèle d'organisation qui échappe à la dialectique meurtrière des institutions, cette contreproductivité des institutions comme Ivan Illitch l'a appelé. Cette forme différente du groupe, on peut la retrouver dans les séries de Fourier, ¤séries qui rassemblent selon les lois de l'attraction passionnelle, l'ensemble d'humain psychiquement reliés qui sont nécessaires à l'expression et à la réalisation d'un but passionnel commun ou partagé. Si de telles associations harmoniques ne parviennent pas à l'existence, insiste Fourier, c'est parce que la civilisation même les en empêche, elle qui se fonde sur la misère des hommes.

Il croyait qu'il faudrait d'abord fonder l'utopie, de façon à ce que les séries se forment par elles-mêmes à partir des différentes passions, pour l'épanouissement sexuel et sensuel, pour un travail intéressant, et pour la totale réalisation physique et psychique de l'individu dans la société. En d'autres termes, à partir de ce dont Stirner et Nietzsche avaient fait une catégorie absolue de l'individu, Fourrier a fait une une catégorie sociale absolue.

Notre tâche n'est de suivre aucune de ces idées, mais de déconstruire, faire la synthèse et puis reconstruire. A partir de ce processus, nous espérons voir se lever non pas simplement une autre idéologie ou un autre non-lieu ( u-topos) _ et c'est bien ce que signifie utopie - quelque subtile ,ou stimulante intellectuellement fût cette idéologie; ce que nous espérons, c'est plutôt créer une praxis, un mode d'action qui permettent aux séries de s'incarner et de manifester cette passion ici et maintenant, ou alors assez proche d'ici et maintenant pour pouvoir en avoir un avant-goût.



[¤Phalanstère: Les groupes principaux sont appelés des séries, constituées de gens réunis passionnément par identité de goût pour quelque fonction. L’intégration dans le groupe est réalisée en toute liberté et par choix réciproque, comme de nos jours se constituerait un orchestre amateur ambitieux. WIKIPEDIA]

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