Sunday, January 03, 2010

Hakim Bey: Anarchisme ontologique en quelques mots

Puisqu'on ne peut rien affirmer qui soit réellement certain concernant "la vraie nature des choses", tous les projets (comme l'a dit Nietzsche) ne peuvent qu'être "fondés sur rien"(1). Et pourtant il faut bien qu'il y ait un projet - ne serait-ce que parce que nous-mêmes faisons preuve de résistance pour ne pas être catégorisés comme 'du rien'. À partir du rien nous allons faire quelque chose : le soulèvement, la révolte contre tout ce qui proclame " La Nature des choses c'est ça ou bien ça." Nous ne sommes pas d'accord: nous ne sommes pas naturels, nous sommes moins que rien aux yeux de la Loi - la Loi Divine, la Loi Naturelle ou la Loi Sociale - faites votre choix. À partir du rien nous allons imaginer nos valeurs, et par cet acte d'intention nous allons vivre.


Au cours de notre méditation sur le rien nous remarquons que, bien qu'on ne puisse le dé-finir, paradoxalement nous pouvons néanmoins en dire quelque chose (même seulement par des métaphores) : il apparaît comme un "chaos". Le chaos se loge au coeur de notre projet, aussi bien comme un mythe des temps anciens que comme une branche nouvelle de la science. Le grand serpent ( Tiamat, Python, Leviathan), le chaos primordial de Hésiode, tout cela préside tout au long des vastes rêves du paléolithique - et ce bien avant qu'il y ait des rois, des prêtres ou des agents de l'Ordre, de l'Histoire, de la Hiérarchie et de la Loi. "Rien" commence peu à peu à prendre un visage _ doux et dépourvu de traits le visage en tête d'oeuf ou de gourde de Monsieur Hun-Tun, le chaos-en-devenir, le chaos-comme-excès, le rien se déversant généreusement pour devenir quelque chose.


Et en effet, le chaos c'est la vie. Tout fatras, toute émeute de couleur, toute urgence protoplasmique, tout mouvement est chaos. De ce point de vue, l'ordre apparaît comme la mort, la cessation, la cristallisation, le silence aliéné.


Cela fait des années que les anarchistes affirment que "l'anarchie ce n'est pas la même chose que le chaos". Même l'anarchie semble vouloir une loi naturelle, une moralité interne et innée , et au coeur de tout ça, une entéléchie ou raison d'être.(Pas mieux que les chrétiens sur ce plan là, ou comme le pensait Nietzsche, une radicalité dans la seule profondeur de leur rancoeur). L'anarchisme dit qu'il faut abolir l'état mais c'est pour le remplacer par une forme nouvelle et plus radicale d'ordre en place. L'anarchie ontologique réplique cependant qu'aucun "état" ne peut "exister" au sein du chaos, que tout affirmation ontologique à l'exception du chaos ne peut qu'être fausse (et pourtant l'affirmation ontologique du chaos reste indétermination) c'est pourquoi toute forme de gouvernance est impossible." Chaos never died". Toute forme d'"ordre" que nous n'avons pas imaginée et réalisée, directement et spontanément, dans une pure "liberté existentielle" pour nos propres objectifs cérémoniels, est une illusion.


Bien sûr les illusions sont capables de tuer. Des images de châtiment hantent le sommeil de l'Ordre. L'anarchie ontologique nous propose de nous réveiller, et de créer notre jour - même dans l'ombre de l'Etat, ce géant pustulant qui dort et dont les rêves d'Ordre métastasent comme des spasmes d'une spectaculaire violence.


La seule force qui porte assez de sens pour nous aider dans les actes de création est semble-t-il le désir, ou "passion" comme l'a appelé Charles Fourier. Tout comme Chaos et Eros (en même temps que la Terre et la Nuit Antique) sont les déités premières dans la cosmogonie d'Hésiode, de la même façon nul effort humain ne peut se produire au dehors de ces cercles d'attraction cosmogénique.


La logique de la Passion mène à la conclusion que tous les "états" sont impossibles, tous les "ordres" sont illusoires, sauf ceux du désir. Nul être, seul devenir - de là l'amour, ou "attraction" comme le seul gouvernement viable. Pour le dire simplement, la civilisation, derrière une couverture statique de rationalité, se cache à elle-même cette vérité que seul le désir est à même de créer de la valeur. Et donc les valeurs de la civilisation se fondent sur une négation du désir.


Le capitalisme, qui affirme produire de l'Ordre en se servant de la reproduction du désir, provient en réalité de la production de rareté, et ne peut se reproduire lui-même que dans l'inachèvement, la négation et l'aliénation. Alors que tel un programme de réalité virtuelle hors d'état de marche le Spectacle opère sa propre désintégration, il révèle les ossements décharnés de la marchandise. Comme ces voyageurs en transe, dans les contes de fées irlandais, visiteurs de l'outremonde, semblant se délecter de mets surnaturels, nous veillons dans l'aube troublée des cendres dans la bouche.


Individu vs Groupe - Soi vs les Autres : de fausses dichotomies propagées par les Médias du Contrôle, et par dessus tout par le langage. Hermes - l'Ange - le médium est le Messager. Toute forme de communication devrait être angélique - le langage lui-même devrait être angélique - une sorte de chaos divin. Au lieu de ça un virus l'infecte et ce virus se reduplique spontanément, infini cristal de séparation, la grammaire qui nous retient d'éradiquer une fois pour toute l'image d'un père inexistant.


Soi et l'Autre, complémentaires, se délimitent l'un l'autre. Il n'existe pas de catégories absolues, pas d'Ego, pas de Société - mais seulement un réseau aléatoire de relations 'et l' " Attracteur étrange", lui-même attraction, évoquant la résonance et les motifs dans le flux du devenir.


De cette turbulence s'élèvent les valeurs, les valeurs qui sont plus basées sur l'abondance que sur la rareté, sur le don plutôt que sur les marchandises, et sur l'amélioration mutuelle et synergique de l'individu et du groupe, des valeurs qui sont le parfait opposé de la moralité et de l'éthique des Civilisations, parce qu'elles ont plus à voir avec la vie qu'avec la mort.


"La liberté est un talent psychokinétique", et non un terme abstrait. Un processus, et non un "état", un mouvement, et non une forme de gouvernance. La Terre des Morts connaît l'Ordre parfait, que fuient les animaux et tous les êtres organiques, ce qui explique pourquoi la civilisation de la Baisse est plus qu'à demi amoureuse de la mort facile. De Babylone et l'Egypte jusqu'au XXème siècle, il est souvent difficile de distinguer du tumulus de la nécropole l'architecture du pouvoir.


Le nomadisme, et le Soulèvement, nous fournissent des modèles pour vivre au quotidien l'anarchie ontologique. Les perfections cristallines de la civilisation et de la révolution cessent de nous intéresser lorsque nous en avons fait l'expérience en tant que forme de Guerre, variations sur cette vieille escroquerie babylonienne fatiguée, le mythe de la rareté. Tout comme le bédouin nous faisons le choix d'une architecture faite de peaux - et une Terre parsemée de lieux pour disparaître. Tout comme durant la Commune nous faisons le choix d'un espace liquide de célébration et nous prenons le risque, plutôt que celui de la friche glaciale du Prisme (ou Prison) du Travail, l'économie du Temps Perdu, le rictus de nostalgie d'un futur synthétique.


Une poétique de l'utopie nous aide à connaître nos désirs. Le miroir de l'utopie nous fournit une sorte de théorie critique sur laquelle aucune politique pratique ou philosophie systématique ne peut incider. Mais nous n'avons pas le temps pour la théorie qui se contenterait de contempler l'utopie en tant que "lieu du non-lieu" en se lamentant sur "l'impossible du désir". Le merveilleux pénétrant dans la vie de tous les jours - la création de 'situations' se rattache au "principe du corps matériel" et à l'imagination, et aussi à la fabrique vivante du présent.


L'individu réalisant cette immédiateté est capable d'élargir le cercle du plaisir d'une certaine façon ne serait-ce qu'en se libérant de l'hypnose des "affreux" (comme Stirner a appelé les abstractions), et pourtant par le "crime" on peut accomplir bien plus de choses, et encore plus en doublant le Soi dans la sexualité. De l'Union des Maîtres de Soi (Stirner) nous nous avançons jusqu'au "Cercle des Libres Esprits" (Nietzsche), et de là vers les " Séries Passionnelles" (Fourier), en doublant et dédoublant notre Soi alors même que l'Autre se démultiplie en l'éros du groupe.


L'activité d'un tel groupe viendra se substituer à l'art tel que nous le connaissons. La créativité gratuite, ou le "jeu" et l'échange de dons, causeront l'évanouissement de l'art avec la reproductibilité des marchandises(2). "L'épistémologie dada" écrasera dans la confusion toute forme de séparation, et fera émerger un nouveau paléolitisme psychique dans lequel on ne pourra plus dissocier vie et beauté. L'art en ce sens a toujours été camisolé et réprimé durant la totalité de la Haute Histoire, mais n'a jamais complètement disparu de nos vies. Un de mes exemples favoris : l'abeille qui ouvrage, schéma mis en oeuvre spontanément par un collectif créatif non hiérarchisé en vue de produire un objet beau unique et utile, typiquement un don offert pour quelqu'un de connecté au cercle.

La tâche d'une organisation Immédiatiste se résume à élargir ce cercle. Plus une partie de ma vie saura s'arracher du cycle travailler/consommer/crever, et (re)venir à cette api-économie, plus j'aurai l'occasion de connaître le plaisir. On court un certain risque à contrecarrer les énergies vampiriques des institutions. Or le risque joue un rôle décisif dans l'expérience du plaisir - chose qu'on a remarqué au moment de chaque insurrection - tous les moments d'éveil, d'aventures qui sont des joies intenses - la dimension de fête du Soulèvement, nature insurrectionnelle du festival.


Mais entre les éveils seuls de l'individu, et l'anamnèse synergétique de la collectivité insurrectionnelle, se déploie un large spectre de formes sociales. Certaines ne durent pas plus longtemps que l'instant de la rencontre entre deux âmes soeurs qui pourront l'une l'autre se développer par leur rencontre brève et mystérieuse; d'autres sont comme des congés, d'autres encore se rattachent aux utopie pirates. Aucune ne semble durer très longtemps - et alors? Les religions et les Etats se vantent de leur permanence, et ça nous le savons, ce n'est que du baratin; ce qu'ils désignent c'est la mort.

Nous n'éprouvons pas le besoin d'institutions " révolutionnaires". Après la "Révolution" nous continuerions à dériver, à nous évader de la sclérose instantanée d'une politique de la vengeance; au lieu de cela nous recherchons l'étrange et excessif - qui pour nous est devenu la seule norme. Si nous soutenons ou nous associons à certains mouvements "révolutionnaires", nous serions certainement les premiers à les "trahir" au moment où ils "parviendraient au pouvoir". Le pouvoir pour nous, après tout, ce n'est pas un putain de parti d'avant-garde.


Dans la Zone d'Autonomie Temporaire (Autonomédia, NY, 1991) figure une discussion sur " la volonté de pouvoir comme disparition", qui insiste sur la nature évasive et l'ambiguïté du moment de "liberté". Dans cette série de textes, parue à l'origine sur une station FM à New York, et publiée sous ce titre par le club du livre anarchiste Libertaire), le propos passe ensuite à l'idée d'une praxis de la réapparition, et ainsi sur le problème de l'organisation. Une tentative de théorie de l'esthétique du groupe - plutôt qu'une sociologie ou une idéologie politique - a été exprimée ici comme le jeu d'esprits libres plutôt que comme le projet d'une institution. Le groupe en tant que médium, ou comme mécanisme d'aliénation s'est vu ici remplacé par le groupe de l'Immédiatisme, qui se consacre à outrepasser toute séparation. Ce livre pourrait être qualifié d'expérience mentale sur la socialité de la fête - il n'a pas d'autre ambition plus haute. Par dessus tout, il ne prétend pas savoir "ce qu'il faut faire" - illusion propre aux gourous et aux émissaire de la prétention. Il ne veut aucun disciple _ plutôt finir brûlé _ immolation et non émulation! En fait il ne trouve quasiment aucun intérêt dans le "dialogue", et préfèrerait plutôt attirer des co-conspirateurs que des lecteurs. Il adore causer, mais seulement parce que c'est plutôt qu'un genre de travail une sorte de célébration .


Et seule l'intoxication se tient entre ce livre - et le silence.


1 référence à Stirner , dans l'incipit de L'Unique et sa Propriété : "Je n'ai fondé ma cause sur rien"
2 consulter à ce sujet Walter Benjamin, "L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique"

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