Friday, June 17, 2011

Hakim Bey - L'amour obsessionnel

La dialectique "approximative" nous permet de nous adonner à un penchant impur pour l'histoire - opération qui consiste à draguer l'ensemble - bricolage de bricabrac " achevé-supprimé" - pratiques stupides et mal famées, telles que l'amour obsessionnel. La romance est "romaine" en un sens final uniquement, en ce qu'elle fut rapportée à Rum (nom islamique pour Byzance et pour l'Europe) par les trouvères, les croisés et les troubadours. La passion démente et désespérée('ishq) apparaît pour la première fois dans "La bague de colombe" de Ibn Hzm (en fait une terminologie argotique pour désigner l'encolure d'un phallus circoncis) et pour l'Arabistan dans les premiers textes de Layla et Majnun. Le langage de cette littérature était approprié pour les soufi ('Attar, Ibn 'Arabi, Rumi, Hafez, etc) en éroticisant ainsi encore plus une culture et une religion déjà largement éroticisées.


Mais si le désir imprègne le style et la structure en Islam, il n'en demeure néanmoins un désir réprimé "Celui qui aime en restant chaste et qui est mort des ardeurs de son désirs parvient au statut de martyr du Jihad", i.e. le paradis - c'est ce qu'affirme une tradition du prophète lui-même, tradition populaire mais peut-être inexacte. Ce paradoxe donne lieu à une tension déchirante qui galvanise dans la vie l'importance d'une émotion : celle de l'amour romantique, fondé sur le désir insatisfait, sur la "séparation" plutôt que sur "l'union"... ce qui veut dire en s'abandonnant au désir. La période héllenniste (telle que l'évoque Cavafy par exemple) a fourni à cette convention ces genres - la romance en elle-même de même que l'idylle et le lyrisme érotique mais l'islam a enflammé d'un feu nouveau les formes anciennes avec leur système de sublimation passionnelle. Le ferment Egypto gréco islamique ajoute au nouveau style des éléments pédérastes : en outre, la femme idéale n'est ni une épouse ni une concubine mais quelqu'un dont la catégorie est l'interdit, certainement quelqu'un d'extérieur à la catégorie simplement reproductrice. Ainsi la romance apparaît-elle comme une certaine forme de gnose, en laquelle l'esprit et la chair occupent des positions antithétiques; peut-être également une sorte de libertinage avancé dans laquelle la force de l'émotion est vue comme plus satisfaisante que la satisfaction elle-même. Envisagé en tant qu'alchimie spirituelle" le but du projet semblerait impliquer l'inculcation des états de conscience non-ordinaire. Ce développement toucha des degrés extrêmes mais toujours 'légaux' avec des soufis comme Ahmad Ggazzali Kermani et Abdol Raman Jhani, ayant "témoigné" de la présence du Divin Bien-Aimé chez certains beaux éphèbes et étant pourtant toujours restés chastes, à ce qu'on peut supposer. Les Troubadours ont dit la même chose de leurs amours féminines; la Vita Nuova de Dante en représente l'exemple extrême. Les musulmans ont tout aussi bien que les chrétiens longé un bien traître précipice avec cette doctrine de la sublime chasteté, mais les effets spirituels pouvaient parfois s'avérer formidables, comme chez Fakhroddin ’Iraqi ou, effectivement Rumi et Dante. Mais n'était-ce pas possible d'envisager la question du désir d'un point de vue tantrique en considérant que l''union' est elle aussi une illumination? Une telle position fut celle de Ibn 'Arabi, cependant il insista sur le mariage et l'union légale. Et puisque toute homosexualité est interdite dans la loi islamique, un soufi aimant les garçons n'avait aucune catégorie 'hors de danger' pour se réaliser sur un plan sensuel Le juriste Ibn Taimiyya interrogea un tel derviche pour savoir s'il n'avait pas fait plus que simplement embrasser son bien-aimé. " Et si c'était le cas?" répondit l'arrogant. La réponse serait bien entendu " coupable d'hérésie!" sans parler de formes criminelles mineures. Une réponse similaire serait adressée au Troubadour qui a des tendances tantriques (adultères) - et peut-être cette réponse a-t-elle conduit certains d'entre eux à des l'hérésie organisée qu'est le Catharisme.


En Occident l'amour romantique a reçu les influx d'énergie du néo platonicisme, tout comme dans le monde islamique; la romance procurait un moyen acceptable (restant dans l'orthodoxie) de trouver un compromis entre la moralité chrétienne et l'érotocosme antique redécouvert. Même en se mesurant - agir restait précaire : Pic de la Mirandole et Boticelli ont fini dans les bras de Savonarola. Une minorité secrète de nobles de la renaissance, clercs et artistes optèrent ensemble pour un paganisme clandestin; l'Hypnerotomachia de Poliphili (Songe de Poliphile), le gardien des monstres de Bomarzo, apporte un témoignage de l'existence de cette secte "tantrique". Mais pour l'ensemble des platoniciensn l'idée de l'amour fondée sur le désir solitaire a servi des fins orthodoxes et allégoriques, en lesquelles ce qui est chéri ne peut-être qu'une lointaine ombre du réel (comme on en trouve des exemples chez Sainte Thérèse et Saint Jean de la Croix) et ne peut-être aimé qu'en fonction d'un code "chevaleresque" chaste et en pénitence. Le sens principal de "La mort d'Arthur" par Malory est le fait que Lancelot échoue à réaliser l'idéel chevaleresque en donnant à Guenièvre un amour charnel plutôt qu'exclusivement spirituel.


L'émergence du Capitalisme exerce un étrange effet sur la romance. Je ne peux l'exprimer que par une fiction à caractère absurde : c'est comme si la personne aimée devenait une parfait marchandise, toujours désirée, pour laquelle toujours on paie, mais dont on ne jouit jamais tout-à-fait. Le déni de soi propre à la romance s'harmonise assez nettement avec celui mis en oeuvre dans le capitalisme. Le capital exige de la rareté, à la fois celle de la production et celle du plaisir érotique, plutôt que de strictement limiter ses prérequis à la moralité ou à la chasteté, dotant ainsi le déni d'une forme de glamour; le capital opère un retrait de la sexualité, en l'imbibant de désespoir. "La "romance" mène à présent au suicide wertherien, au dégoût qui est celui de Lord Byron, à la chasteté des dandys. En ce sens, la romance deviendra la parfaite obsession bidimensionnelle pour la chanson populaire et pour la publicité, au service d'une trace d'utopie au sein de l'infinie reproduction des marchandises.


En réponse à cette situation, les temps modernes ont proposé deux jugements sur la romance, s'opposant en apparence, qui se rapportent à notre présente herméneutique. L'une des deux, l'amour fou ( en français dans le texte) surréaliste, s'inscrit clairement dans la tradition romantique, mais offre une solution radicale au paradoxe du désir en combinant l'idée de sublimation avec un point de vie tantrique. En opposant la rareté ( ou "peste émotionnelle" telle que la désignait Wilhelm Reich) propre au Capitalisme, le Surréalisme propose un excès transgressif du désir le plus obsessionnel et des achèvements les plus sensuels. Ce que la romance avait chez Malory et Nezami, séparé ( "désir passif" et "union") les Surréalistes ont proposé de le recombiner. L'effet devait en être explosif, et littéralement, révolutionnaire.

La seconde perspective qui est ici pertinente était également révolutionnaire, en étant plutôt "classique" que "romantique". L'anarchiste-individualiste John Henry Mackay se désespérait de l'amour romantique, qu'il ne pouvait considérer que comme souillé par des formes sociales d'aliénation et de propriété. L'amant romantique désire posséder ou être possédé par son bien-aimé. Si le mariage n'est qu'une forme légale de prostitution (analyse anarchiste typique). Mackay trouvait que l'amour lui-même était devenu une forme de marchandise. L'amour romantique est un trouble de l'égo dans sa relation à la propriété : Mackay proposa en échange une amitié sexuelle, libre de toute relation de propriété, basée sur la générosité plutôt que sur le désir et le retrait ( i.e. la rareté) un amour qui lie des gens égaux se dirigeant eux-mêmes.

De nos jours ces solutions au problème de la 'romance' semblent toujours possibles, toujours ouvertes. L'atmosphère a beau être encore plus polluée avec des images dégradées du désir qu'à l'époque de Mackay et Breton, mais il apparaît n'y avoir eu aucun changement qualitatif dans les relations entre l'amour et le capitalisme trop tardif depuis. Je reconnais une préférence philosophique pour le parti de Mackay car il m'a été impossible de sublimer le désir dans un contexte de désir impossible sans tomber dans le misérabilisme ; alors que le bonheur, le but de Mackay, semble émerger de l'abandon du fallacieux chevaleresque et du dandysme du déni de soi en faveur de modes d'amour plus "païens" et conviviaux. Il faut pourtant admettre qu'à la fois la "séparation" et l"union" sont des états non ordinaires de conscience. Le désir intense et obsessionnel constitue un "état mystique", qui n'a besoin que de la trace de religion pour se cristalliser en tant qu'extase néo platonicienne à son apogée. Mais nous, romantiques, nous devons nous souvenir que le bonheur possède un élément de totalement étranger à la fadeur de la lâcheté ou la tiédeur du confort bourgeois. Le bonheur exprime un aspect festif et même révolutionnaire qui paradoxalement lui donne sa propre aura romantique. Peut-être pouvons-nous imaginer une synthèse de Breton et Mackay " certainement la "rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection" - et construire une utopie basée aussi bien sur l'obsession que sur la générosité (Une fois encore il vient la tentation d'évoquer en parallèle Nietzsche et Charles Fourier avec son "Attraction passionnelle") - mais en réalité, j''en ai rêvé de cela (brusquement je m'en souviens, comme si c'était littéralement un rêve )- et cela a pris une dimension de supplice, et filtré au travers de ma vie - dans certains Zones d'Autonomie Temporaires un espace et un temps impossibles.... et sur cette piste, infime, se fonde toute ma théorie.

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