Tuesday, April 27, 2010

Aldous Huxley _ L'individu face à la culture ( extrait)

©1963 Aldous Huxley, paru originellement dans Playboy magazine.



ENTRE L'INDIVIDU et la culture les liens ont toujours été étrangement ambivalents. Nous sommes les bénéficiaires de notre culture en même temps que ses victimes. Sans culture, et sans ce que présuppose toute culture, le langage, l'homme ne serait pas plus qu'une ènième espèce de babouin. C'est au langage et à la culture que nous devons notre humanité. Et "Quel ouvrage est bien l'homme", s'exclame Hamlet : " Comme il est noble de raison! Que ses facultés sont infinies!!... Comme dans ses actes il agit tel un ange! Dans l'appréhension, tel un dieu!." Mais hélas, tout le temps où il n'est pas noble, rationnel et infini en puissance,


Homme, homme fier,
Revêtu d'une autorité courte et brève,
Ignare de ce dont il se croit le plus certain,
Son essence de verre, comme un singe en colère,
Joue devant les grands cieux ruses si fantastiques
Que les anges en pleureraient.



Génie et singe en colère, joueur de ruses fantastiques et raisonneur semblable à un dieu _ dans tous ces rôles, les individus sont les produits d'un langage et d'une culture. Avec le travail des douze ou treize milliards de neurones du cerveau humain, le langage et la culture nous ont donné la loi, la science, l'éthique, la philosophie , ont rendu possibles les réalisations du talent et de la sainteté. Ils nous ont aussi donné le fanatisme, la superstition et la présomption des dogmatismes, les idolâtries nationalistes et les massacres au nom de Dieu; la propagande belliciste et le mensonge organisé. Et, en même temps que le sel de la Terre, ils nous ont donné, génération après génération, des conformistes sous hypnose par millions, victimes prédestinées de dirigeants assoiffés de pouvoir, eux-mêmes les victimes de ce qu'il y a de plus stupide et de plus inhumain dans leurs traditions culturelles.

Grâce au langage et à la culture, le comportement humain a plus la capacité d'être intelligent ou original, créatif et flexible, que celui des animaux dont le cerveau est trop petit pour comporter le nombre de neurones nécessaires à l'invention du langage et à la transmission des connaissances accumulées. Mais, encore une fois grâce au langage et à la culture, les êtres humains se comportent bien souvent de façon stupide, un manque total de réalisme et de pragmatisme, ce dont les animaux seraient bien incapables.

Autochtone des îles Trobriand ou Bostonien, catholique de Sicile ou bouddhiste japonais, chacun de nous est né dans une certaine culture et il passe sa vie au sein de ce à quoi elle le confine. Entre toute conscience humaine et le reste du monde se dresse une barrière invisible, un réseau de schémas mentaux et émotionnels traditionnels, de notions de seconde main qui sont devenues des axiomes, d'anciens slogans révérés comme des révélations divines. Et ce que nous voyons au travers des mailles du réseau, ce n'est jamais bien sûr l'inconnaissable " chose en soi". Dans la plupart des cas, ce n'est même pas la chose telle qu'elle affecte nos sens et en tant que notre organisme y réagit spontanément. Ce que nous percevons naturellement et à quoi nous répondons, c'est un mélange curieux d'expérience immédiate et de symbole conditionné culturellement, d'expressions de sens avec des idées préconçues sur la nature des choses... Et chez la plupart des gens, les éléments symboliques qui font le cocktail de cet état d'attention sont ressentis comme plus importants que les éléments auxquels contribue l'expérience immédiate. Et donc, inévitablement, parce que, pour ceux qui acceptent leur culture complètement sans aucune remise en cause, les mots du langage familier ne représentent pas les choses (ce qui n'a pas de sens). Et pourtant, les choses représentent les mots familiers. Chaque unique évènement de leur vie actuelle se classe, automatiquement et instantanément, en tant qu'une autre illustration concrète de l'une des abstractions verbales consacrées par la culture, et martelées dans leur tête par un conditionnement remontant à l'enfance.

Il va sans dire que nombre des idées qui nous ont été transmises par les passeurs de culture sont éminemment subtiles et réalistes. ( si ce n'était pas le cas, l'espèce humaine se serait d'ores et déjà éteinte.) Seulement, en même temps que ces concepts fort utiles, chaque culture transmet une souche d'idées irréalistes, dont certaines n'ont jamais eu aucun sens, tandis que d'autres ont pu avoir possédé une valeur pratique de survie, mais dans les circonstances changeantes de l'histoire actuelle, avoir perdu toute pertinence. Puisque les êtres humains réagissent aux symboles aussi directement et sans équivoque qu'à des stimuli qui sont ceux d'expériences non médiatisées, et puisque la plupart pensent naïvement qu'au sujet des choses les mots consacrés par la culture sont aussi réels voire plus réels que leur propre perception des choses, ces notions dépassées ou intrinsèquement absurdes font énormément de mal. Grâce aux idées réalistes transmises par la culture, le genre humain a survécu, et dans certains domaines il connaît des progrès. Mais grâce aux non-sens pernicieux qui se martèlent en chaque individu au cours de son acculturation, le genre humain, bien qu'ayant survécu et connu des progrès, a toujours eu des ennuis. L'histoire liste et archive, entre autres, les ruses fantastiques et souvent démoniaques qu'une humanité rendue folle par la culture se joue à elle-même. Et le jeu horrible se poursuit.

Qu'est-ce que peut faire, qu'est-ce que devrait faire l'individu pour améliorer sa relation si ironiquement équivoque à la culture dans laquelle il se trouve ancré? Comment peut-il continuer à profiter des bénéfices de cette culture, sans en même temps devoir choisir entre l'abrutissement et l'intoxication frénétique de ses poisons? Comment peut-il s'acculturer, par discrimination, en rejetant ce qui est stupide ou franchement mauvais dans ce qui le conditionne, et en s'accrochant à ce qui chez les humains crée un comportement intelligent?

On ne peut pas accepter une culture en la discriminant, et encore moins la modifier, sauf pour des gens qui ont vu au travers elle _ par des gens qui ont troué dans la masse de confinement symbolique de symboles verbaux et qui sont donc devenues capables de regarder le monde, et par réflexion, de se regarder elles-mêmes d'une façon nouvelle et relativement dépourvue de préjugés. De telles personnes sont à peine nées; il faut aussi les construire. Mais comment?

Dans le domaine de l'éducation formelle, ce dont l'aspirant troueur a besoin c'est la connaissance. La connaissance de l'histoire ancienne et contemporaine des cultures, dans toute leur formidable variété, et les connaissances qui concernent la nature et les limitations, l'usage et les abus du langage. Un homme qui sait que de nombreuses cultures ont existé avant la sienne, et que chacune d'entre elle s'est proclamée la meilleure et la plus véritable, trouvera difficile de prendre au sérieux les dogmes et les prétentions de sa propre tradition. De façon similaire, celui qui connaît la façon dont les symboles sont reliés à l'expérience, et qui pratique le genre de self-control linguistique enseigné par les défenseurs de la Sémantique Générale, ne prendra probablement pas au sérieux les choses absurdes et sans aucun sens qui, au sein de chaque culture, passent pour de la philosophie, sagesse pratique et engagement politique. En tant que propédeutique au trouage, ce genre d'éducation intellectuelle a une valeur certaine, mais n'en est pas pour autant suffisante. Il faut que l'entraînement au niveau verbal soit complété par un entraînement sur les plans d'expérience non-verbale. Il nous faut apprendre à savoir être mentalement silencieux, il nous faut cultiver un art de pure réceptivité.

Etre réceptif dans le silence _ comme cela semble d'une simplicité enfantine! Mais en réalité, et on a tôt fait de le découvrir - comme c'est difficile! L'univers dans lequel les hommes passent leur vie est la création de ce que la philosophie indienne appelle Nama rupa, Nom & Forme. La réalité est un continuum, un Quelquechose inconcevable mystérieux et infini, dont l'aspect extérieur est ce que nous appelons la Matière et dont l'intériorité est ce que nous appelons l'esprit. La langage est une dispositif voué à vider la Réalité du mystère et la rendre ouverte à la compréhension et l'appréhension humaine. L'homme acculturé casse le continuum, étiquette une partie des fragments, projette les étiquettes dans le monde extérieur et crée ainsi pour lui-même un univers à forme humaine d'objets séparés, dont chacun n'est que l'incarnation d'un nom, l'illustration particulière d'une abstraction traditionnelle. Ce que nous percevons se heurte à la trame du grillage conceptuel au travers duquel cela a pu filtrer. La réceptivité pure est difficile parce que la conscience normale humaine à l'état de veille est toujours culturellement conditionnée. Mais, comme l'a soulevé William James il y a quelques années, la conscience normale à l'état de veille "n'est qu'un type de conscience parmi d'autres, alors que tout autour, qui en est séparée par le plus fin des écrans, il existe des formes de conscience potentielles qui sont tout-à-fait autres. On peut évoluer dans la vie sans même se douter qu'elles existent: mais, appuyez sur le stimulus approprié et d'un geste elles sont là dans tout leur achèvement, types mentaux prédéfinis qui quelquepart ont déjà leurs champs d'applications et d'adaptations. On ne peut pas représenter l'univers dans sa totalité si on ne prend pas la peine de considérer ces formes de conscience."

Comme la culture par laquelle elle se conditionne, la conscience normale à l'état de veille est à la fois notre meilleur ami et un ennemi très dangereux. Elle nous aide à survivre à nous améliorer; mais en même temps, c'est elle qui fait que certains de nos plus grands potentiels ne parviennent pas à s'actualiser, et à l'occasion, elle peut nous apporter des ennuis en tout genre. Afin de devenir vraiment humain, l'homme, fier homme, joueur de ruses fantastiques, doit apprendre comment sortir de sa voie: c'est seulement à ce moment que ses facultés infinies et ses appréhensions angéliques auront une chance de faire surface en lui. Selon les mots de Blake nous devons " laver les portes de la perception" car lorsque les portes de la perception sont lavées, " tout apparaît à l'homme comme infini. Pour la conscience normale à l'état de veille les choses sont les incarnations isolées et strictement définies d'étiquettes verbales. Comment s'affranchir de cette habitude d'imposer automatiquement nos préjugés et la mémoire des mots consacrés par la société sur notre expérience immédiate? Réponse : par la pratique de la pure réceptivité et du silence mental. C'est cela qui lavera les portes de la perception, et par là même, qui rendra possible l'émergence de modes de conscience autres : conscience esthétique, conscience visionnaire, conscience mystique. Grâce à la culture, nous sommes les héritiers d'un vaste savoir faire technologique et organisationnel. Mais l'entité humaine corps-esprit est en possession d'autres sources d'information, utilise d'autres formes de raisonnement, doué qu'elle est d' une sagesse intrinsèque indépendante du conditionnement culturel.

Wordsworth écrit que " notre intellect dans sa dimension qui intrique( cette partie du mental qui utilise le langage pour vider le Réel de son mystère) déforme en les choses la forme de beauté: c'est un meurtre que nous commettons par dissection." Inutile de préciser que, cette conscience mêlante, on ne peut pas faire sans. La pensée conceptuelle verbalisée est indispensable. Mais même lorsqu'il en est fait bon usage les concepts verbaux dé-forment " la forme de beauté des choses". Et, comme c'est si souvent le cas, lorsqu'il n'est est pas fait bon usage, c'est nos vies que la pensée verbale et conceptuelle dé-forme par de vieilles stupidités rationalisantes, instituant des massacres, de persécutions ou toute autre ruses formidablement laides de celles qui font pleurer les anges. La sagesse non-verbale, passive, est l'antidote qui guérit de l'activité verbale imprudente, et qui nécessairement corrige l'activité verbale prudente. Les concepts verbalisés qu'on a sur l'expérience doivent être complétés par une rencontre directe, non médiatisée, avec les évènements tels qu'ils se présentent à nous.

C'est cette bonne vieille histoire du fond et de la forme, de l'esprit et de la lettre. La lettre est nécessaire, mais ne doit jamais être prise trop au sérieux, car divorcée du fond, elle peut entraver jusqu'à tuer. Quand au l'esprit, il " souffle là où s'incline", et s'il nous est impossible de consulter les meilleurs cartes culturelles, on risquerait le naufrage en déviant notre route là où le vent nous porte. A l'heure actuelle, dans aucun des deux mondes notre attitude ne saurait être le pire. Nous ignorons les vents de l'esprit qui soufflent librement, et comptant sur nos cartes culturelles dépassées peut-être depuis des siècles, nous fonçons tête baissée sous la pression de la confiance démesurée que nous avons en nous-mêmes. Les tickets que nous nous sommes vendus à nous-mêmes nous assurent que la destination qui est la nôtre se trouve à bon port, aux Iles des Bénis. En réalité, la plupart du temps, il s'avère que c'est l'Ile du Diable.

L'auto-éducation sur le plan non verbal est aussi ancienne que la civilisation. " Sois calme et sache que je suis Dieu"; cela a toujours été le premier commandement des visionnaires et des mystiques de tous temps et en tout lieu . Les poètes écoutent leur Muses, et de la même façon le visionnaire et le mystique attendent de l'inspiration dans un état de passivité sage, de vacuité dynamique. Dans la tradition occidentale on appelle cet état " la prière d'un simple regard". A l'autre bout du monde elle est décrite en termes qui relèveraient plus de la psychologie que du théisme. Dans le silence mental nous "contemplons notre Soi véritable", nous "nous accrochons à ce qui dans la pensée est non-pensé." nous "devenons ce que nous avons en essence toujours été". Nous pouvons, par une activité sage, acquérir une connaissance analytique sur le monde qui soit utile, connaissance qui peut être communiquée par le moyen de symboles verbaux. dans l'état de passivité sage nous rendons possible l'émergence de formes de conscience autres que la conscience utilitaire de l'état de veille normal. La connaissance utile et analytique sur le monde est remplacée par une sorte de rencontre avec le monde spirituelle et illuminante, quand bien même biologiquement inutile. Cela peut-être, par exemple, une rencontre esthétique directe avec la beauté du monde. Ou cela peut-être une expérience directe du caractère intrinsèquement étrange de l'existence, son caractère sauvagement improbable. Enfin ce pourrait être une expérience directe de l'unité du monde. Cette expérience immédiate et mystique d'un état d'union avec l'Unité fondamentale, ce n'est que de l'extérieur que l'on peut en parler. Les symboles verbaux ne peuvent jamais véhiculer leur intériorité.

C'est par le silence mental et la pratique de la passivité sage que les artistes, les visionnaires et les mystiques se sont préparés à l'expérience immédiate du monde en tant que beauté, mystère & unité. Mais le silence et la sage passivité ne sont pas les seules routes pour se rendre à l'univers de forme humaine créé par la conscience normale et culturellement conditionnée. Dans son livre "Objections et réponses", l'ami de Wordsworth lui adresse ce reproche:

Tu examines ta Mère la Terre
comme si c'était pour rien qu'elle t'avait fait naître
comme si tu étais le premier qu'elle ait fait naître,
et que nul avant toi n'avait vécu!


Du point de vue de la conscience normale à l'état de veille il s'agit de pure délinquance intellectuelle. Mais c'est précisément cela même que les artistes, visionnaires et mystiques ont toujours fait et se doivent de faire." Regarde une personne, un paysage, n'importe quel objet familier, comme si tu le voyais pour la première fois" C'est l'une des méthode pour exercer cette attention non verbale et immédiate du bouddhisme tantrique. Les artistes, les visionnaires et les mystiques se refusent à être esclaves des habitudes culturellement conditionnées d'émotion, de pensée et d'action considérés comme droits et naturels par la société à laquelle ils appartiennent. Dès que cela semble souhaitable, ils s'empêchent volontairement d'appliquer sur la réalité ces schémas verbaux consacrés dont est surchargé tout esprit humain. Ils savent aussi bien que n'importe qui que le langage et la culture dans lesquelles s'enracine toute culture donnée sont absolument nécessaires et que sans eux l'individu ne serait pas humain. Mais de façon plus vive que les autres hommes, ils savent aussi, pour être vraiment humain, l'individu doit apprendre à se déconditionner lui-même, il doit être capable de trouer la barrière de symboles verbalisés par laquelle il est encerclé.

Dans l'exploration des modes vastes et mystérieux des mondes portés par les possibilités humaines les grands artistes, visionnaires et mystiques ont été les pionniers des pionniers. Mais d'autres peuvent les suivre là où ils sont allés. Chacun d'entre nous est potentiellement "infini dans l'ampleur de ses facultés et tels des dieux dans ses appréhensions". Des modes de conscience différents de la conscience normale à l'état de veille sont à la portée de quiconque sachant appliquer le stimulus qui y est nécessaire. L'univers dans lequel vit l'être humain peut se transfigurer en une création nouvelle. Il nous suffit de trouer la barrière et d'examiner autour de nous ce que le philosophe Plotin a décrit comme "une autre façon de voir, dont tout le monde est doué mais dont peu de gens se servent."

Dans les systèmes d'éducation qui sont actuellement les nôtres, l'entraînement sur les plans non verbaux est maigre en quantité et pauvre en qualité. De plus, le but, qui n'est que d'aider ses destinataires à être encore plus "tels des dieux dans leur appréhension", n'est ni clairement affirmé, ni correctement poursuivi. Non seulement nous pourrions, mais en fait, nous devrions nous appliquer à faire mieux que ça dans ce domaine qui est très important.
La sagesse pratique des civilisations précédentes ainsi que les découvertes des esprits aventureux dans nos propres sociétés et de nos jours circulent librement. Avec leur aide, un curriculum et une méthodologie d'entraînement non verbal pourrait être mis au point sans trop de difficultés. Malheureusement de trop nombreuses personnes d'autorité ont intérêt à investir dans le maintien de ces barrières culturelles. Ils désapprouvent les trous qu'ils jugent subversifs, réduisant à un symptôme d'aliénation mentale ce que Plotin appelait " l'autre façon de voir" Si un système efficace d'éducation non verbale peut être mis au point, les autorités le laisserait-elles être appliqué dans son ensemble? La question reste ouverte.

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