Sunday, May 02, 2010

Hakim Bey : Millénaire

JIHAD

Quand il y en a deux qui commencent un diner ou un duel il y en a toujours un troisième qui apparaît - tertium quid, parasite, témoin, prophète, échappé. ( voir M. Serres, Hermes)

Il y a encore cinq ans, il semblait toujours possible d'occuper une tierce position, un "ni l'un ni l'autre" qui soit refus ou ruse, un royaume au dehors de la dialectique - même un espace de retrait; la disparition comme volonté de pouvoir.

Mais il n'y a qu'un seul monde - triomphante "fin de l'histoire", fin des douleurs insupportables de l'imagination - en fait, une apothéose du social darwinisme cybernétique. L'argent s'est autoproclamé loi de la nature et exige une liberté absolue. Totalement spiritualisé, libéré de son corps périmé (la production en elle-même), circulant vers l'infini et l'instantanéité dans une numisphère gnostique loin au dessus de la Terre, seul l'argent définira la conscience. Cela fait maintenant cinq ans que le vingtième siècle s'est achevé: c'est d'un millénaire dont il s'agit. Lorsqu'il n'y a pas de deuxième, pas d'opposition, il ne peut plus y avoir de "ni l'un ni l'autre" ou de troisième part. Il nous reste à choisir: soit nous nous acceptons en tant que "derniers humains", soit nous nous acceptons en tant qu'opposition (autonomie - ou autonomie). Toute posture de retrait doit être reconsidérée d'un point de vue qui se base sur de nouvelles demandes stratégiques. En un sens, nous sommes coincés. Comme l'auraient dit les idéologues de l'ancien temps, notre situation est encore une fois " objectivement pré révolutionnaire". Au delà de la Zone d'Autonomie Temporaire, au delà de l'insurrection, il existe une révolution qui est de nature nécessaire : le "jihad".


MONOTONIE

Le 21ème siècle de l'argent est un chaos, alors que le 20ème siècle de l'idéologie était simplement une entropie. La pensée, des milieux bourgeois comme antibourgeois, proposait un monde et un seul, unifié en conscience par la science; mais seul l'argent achèvera réellement ce monde.

L'argent n'est pas migratoire, pour la simple raison que là où le nomade se déplace d'un lieu à l'autre, c'est d'un temps à l'autre que l'argent se déplace, écrasant l'espace. L'argent n'est pas un rhizome mais un chaos, une interdimensionalité, inorganique mais reproductive [infinies bifurcations régressives]:la sexualité des morts.

Il faudrait donc considérer le "capital" comme un "attracteur étrange". Peut-être est-il possible de retrouver les mathématiques mêmes de cet argent (hors de contrôle) dans des réseaux aussi ésotériques que SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, NdT), l'internet privé pour les banques et les arbitragistes où des tas de dollars s'en vont folâtrer dans le cyberespace (et dont seulement 5 % se réfère directement ou indirectement à la production en elle-même).

Ce monde-là peut composer avec le "chaos", mais il réduit toute vraie complexité à la monotonie et à la séparation. La conscience elle-même "entre en représentation", toute expérience vécue qui exige un peu de présence doit être niée, par peur qu'elle menace de constituer un autre monde au delà de l'enceinte.

Dans un paradis d'imagerie il ne persiste que l'outre-vie de l'écran, la porte gnostique, le verre de désincarnation. Infiniment même dans une infinité d'enceintes; infiniment connecté et pourtant infiniment seul. Incommensurable identité du désir, incommensurable distance de réalisation.


MANAGEMENT DES DESIRS

Ce monde-ci ne peut pas conditionner le plaisir en lui-même mais seulement son image; hermétisme malin, genre de baraka à l'envers, l'évènement horizon du désir terminal. La "spiritualité du plaisir" réside précisément en une présence qu'il est impossible de représenter sans faire disparaître; ineffable, excluant toute forme de doute, et rendue uniquement possible par l'économie du don qui n'a pas totalement disparu ( ou qui est toujours en train de se réinventer) sous l'orthodoxie paralysante de l'échange. Ici le désir se définit en même temps comme mouvement vers une telle trajectoire - et non comme la démangeaison que l'argent peut gratter.

La théorie radicale a récemment développé sur le désir une problématique partant sur la perception que le Capital se soucie du désir et qu'il est capable de le satisfaire. Le désir est pour cette raison égoïste et réactionnaire. Or Benjamin a déjà montré que ce dont le Capital se soucie ce n'est justement pas de satisfaire le désir (c'est à dire d'apporter du plaisir) mais d'exacerber l'attente par le système de "trace utopique" ("mystification métaphysique de la marchandise" pour paraphraser Marx). Dire que le capital est libératoire du désir est une aberration sémantique basée sur une erreur de traduction : ce que le Capital libère c'est lui-même, en asservissant toute forme de désir. Fourier a affirmé que les douze passions - non réprimées - constituent la seule base d'une Harmonie sociétale. Sans forcément suivre à la lettre cette numérologie, nous pouvons voir globalement là où elle veut en venir.

Contre l'hermétisme négatif de ce monde-ci et ses simulacres de carnalité, l'opposition propose en soi une gnose, une dialogique de la présence, le plaisir de surmonter la représentation du plaisir, une sorte de pierre de touche. Non pas censure, ni gestion de l'image, mais le contraire: libérer l'imagination de l'empire de l'image, de son autorité omniprésente et singulière. L'image seule est sans goût, comme une tomate ou une poire de culture agroindustrielle : sans odeur, comme la civilisation elle-même, notre "société de sécurité", notre culture réduite à la survie. Notre lutte est en partie une lutte contre l'écoute coloniale et le gaze impérial, et pro odorat, toucher, goût - et aussi pro "troisième oeil".

Si le désir a disparu dans sa représentation alors nous devons le sauver. Cela exige de nous silence et secret, et même cela exige de re-voiler l'image - et au final, de ré-enchanter l'interdit. Seul un éros qui se projette pour s'échapper de l'enceinte de la banalité de l'image, (et ici, la conscience aurait à peine son mot à dire) peut s'harmoniser avec l'esthétique du jihad ; que les rôles ou les actes qui l'expriment soient ou non de nature conventionnelle, la question semblerait presque ici hors de propos .

La sexualité peut être en soi considérée comme enthéogénique - comme les "plantes sacrées", elle peut apporter non seulement des structures cognitives, mais aussi un contenu imaginal. Pour nous le festif est au moins une "plaisanterie sérieuse" (une vieille définition de l'alchimie) qu'une nécessité rituelle. L'illumination" est aussi un principe corporel matériel -- et notre secret c'est que notre projet n'a pas besoin d'être construit uniquement sur le néant nietzschéen.


OMBRE VERTE

Etre sauvage qui est l'irréductible même du désir. L'élimination du non-humain est invocation à l'élimination de l'humain; la culture ne peut se définir qu'en rapport avec ce qu'elle n'est pas. En cela réside la profondeur du paganisme, en Islam, vert est la couleur héraldique parce que " l'eau, la verdure et un beau visage" (comme a dit le Prophète) sont privilégiés sur le plan ontologique dans l'expérience - et en fait c'est le fondement même du refus ontologique de la monotonie et de la séparation - le divin comme différence, immédiate et immanente, non seulement en la "Nature" mais-aussi dans le jardin ou la ville, en tant que cristallisation organique spontanée du désir de vie en soi. Il est possible que tout être sauvage qui soit "réellement" tel ait disparu au milieu d'un management cartomancique des désirs - et après tout, le monde n'en connaît pas d'autres; mais si tel est le cas, alors ce monde est hanté par son spectre. Nous pouvons appeler son retour; nous pouvons le restaurer.

Si la Nature est dé-naturée dans le voile muséologique meurtrier de la médiation et si "tout" est médiatisé ( même "la perception sensorielle directe"), comment pouvons-nous alors parler de restauration, ou d'"immédiateté?" D'abord parce que, pour le dire autrement, tout "n'entre pas dans le cadre de la représentation". Ce que ce monde réclame pour le fait d'être un est bien sûr fallacieux; mais, par définition, il demeure un extérieur à l'invulnérable, mais sa faiblesse se dévoile précisément dans un moment de notre perception qui ne se réfléchit pas dans l'expérience vécue; elle se montre dans la dislocation, la vacuité, l'ennui, la misère - et il se peut que ce moment constitue le "déchirement du voile" qui permettrait d'apercevoir le futur, ou du moins ce qu'on désire du futur.

Ensuite, il est possible ici d'employer le terme de 'restauration' parce qu'on ne peut même par trouver à chaque représentation subsumée ou produite au sein de l'enceinte de l'unité, une utilité dans une fonction de répression. Le langage lui-même est hanté, parfois même de façon involontaire par les poétiques de son propre triomphe sur lui-même, par le subversif, par "l'éruption du merveilleux". Il semble qu'il y ait conspiration entre la vie et cette extériorité, de sorte que même la représentation finit par échapper à elle-même.


ARGENT


Le $ vert est là pour symboliser la maudite fécondité de l'argent, sa fécondité contre-nature - alchimie de l'expropriation, le poids infini des privilèges et du voile Maçonnique. En transcendant sa propre textualité il devient pure représentation; pourtant depuis le début, depuis les premiers symboles en argile ou les pièces en électrum, l'argent n'était déjà rien d'autre que de la dette, rien de plus qu'une absence.

L'argent "en lui-même" conserve en tant que simple moyen d'échange une certaine innocence: l'argent "pauvre", pour ainsi dire, dépourvu d'intérêts et en pure circulation. A ce niveau là l'argent pourrait avoir son rôle à jouer même dans la zone d'autonomie temporaire; seulement en ce qui concerne le jihad l'argent doit rester considéré comme étant sous le signe du Capital comme la mesure de l'expropriation et du mythème fondateur de séparation.

Et comme l'argent transcende sa propre textualité dans la virtualité, on peut extraire de l'intérêt de n'importe quelle transaction, par tout dérangement dans l'éther; l'argent "pauvre" donne lieu à du pur fric. Et qui en profite?

La machinerie globale ne tombera pas comme un fruit mûr aux mains des masses insurrectionnelles, son oeil unique ne passera pas au peuple (comme l'une des trois Parques aveugles) il n'y aura aucune transition, manière douce ou manière forte, entre le capitalisme et une certaine utopie économique, un salut miraculeux pour la conscience unifiée du post Enlightenment rationaliste et de la culture universelle (avec des coins confortables pour survies excentriques et au bonheur des touristes) - et non une sociale démocratie qui s'emparerait au nom du peuple des systèmes de contrôle. Le "pouvoir du fric" comme les vieux paysans l'appelaient) ce n'est pas le pouvoir d'une élite,(qu'elle soit vue sous l'angle sociologique ou sous forme de conspiration) ou plutôt l'élite est dans le pouvoir du fric, comme les laquais engagés par une entité Al dans un roman de science fiction dans le cyberespace. La machinerie globale c'est le pouvoir du fric; cette machinerie ne peut que finir par être démantelé; on ne peut pas en hésiter. Est-ce qu'une sorte de limite théorique pourrait apparaître dans la numisphère, de sorte que la bulle explose "toute seule" comme si c'était possible? Le Capitalisme est-il dirigé en vue du dernier round de cette crise finale qui résoudra toutes les crises, ou trouvera-t-il un moyen de l'affronter et même de profiter par n'importe quelle "limite de croissance" ou perturbations chaotiques dans ses atmosphères closes de suffocation? :Restez à l'écoute: Dans tous les cas (pour évoquer Gustav Landauer) il n'existe pas d'"inévitable historique" d'une révolution qui éclaterait au moment même du la clôture dialectique triomphale du Capitalisme.

[ En un sens le Capitalisme semble devenir "inévitable" en ce qui concerne l'invention de la rareté _ moment premier de l'expropriation. L'agriculture est une immense crise à rallonge qui n'en finit pas _ mais de nombreuses sociétés tribales d'horticultures restent loyalement non autoritaires et tournées vers une économie du don comme les chasseurs cueilleurs des origines. D'anciens états hiérarchiques (Sumer, Egypte ChineShang etc), tout comme le système féodal, conservent des économies basées sur la réciprocité et la redistribution : le Marché, comme cela fut "prédit" par l'économie classique, ne parvient simplement pas à apparaître (se référer ici à Karl Polyani). De plus, chaque menace de son émergence rencontre une résistance présciente (comme aurait pu le prévoir Clastres) la séparation et l'expropriation ne vont jamais sans contestation, et n'apparaissent jamais ainsi dans leur forme absolue. Il n'existe en réalité aucune loi naturelle de circulation et d'échange, aucune fatalité historique, aucune atomisation sociétale prédéterminée, et aucun monde unifié de représentation. Le Capitalisme existe : mais il n'existe pas seul; la révolution est son autre. Et vice versa.]

Il n'y a jamais de moment propice pour se déclarer en état de rébellion. Hérétiques en permanence, nous avons déjà fait nos choix - comme si en une ancienne incarnation, ou un temps mythique hors du temps, comme si tout se repensait en nous ou sans nous, avec ce refus de se résigner au morbide, à une tiède antémort. Il n'y a pour nous nul retour à l'innocence dans l'extase des six-cent canaux, dont certains remontent à la soi-disant "chute de l'empire romain" ou au début du néolithique. Les toutes premières émergences de séparations dans les formes initiales d'argent nous ont crée une civilisation qui a plus de 10000 ans maintenant - finalement il importe peu de savoir si, ou non " c'est la crise". On peut toujours choisir.


ASSAUTS SUR L'ECRAN

Les médias du monotone et de la séparation représentent ce monde-ci dans sa forme la plus religieuse : c'est la structuration du social dans les images. Avoir conscience de ce fait ne suffit pas à le dépasser: l'opposition se doit également de prendre une forme religieuse, dans un réenchantement de nature contre imaginaire; ici on pourrait parler de rationalisme du merveilleux. La seule façon d'échapper à la pure réaction (subsumée en l'image) consisterait semble-t-il à "sacraliser" notre lutte contre la monotonie et la séparation; mais ce serait une erreur d' accepter le terme de "Romantisme " comme critique (ou louange) de notre proposition.

Il y a cinq ans les médias du monotone et de la séparation ont atteint un degré d'autonomie et de liberté comparable à ce qui se passe concernant le médium argent. Ainsi ont-ils dévié leur ligne de mire en la faisant passer de l'anéantissement pur et simple à une réalisation et à l'amalgame interdisciplinaire qui élimine toute forme de limite entre les modes de représentation (de l'éducation à la pub) les réduisant tous à une unique, polysémique, catastrophe de forme; le corps s'effondrant devant l'écran, toute corporéité réduite à une ombre qui prend forme par la seule forme de lumière du plérôme gnostique, ce royaume de transcendance duquel tous les corps sont exilés - le paradis de verre.

Le vieux Dualisme a implosé en une topologie totalisée définie par la géosophie gnoséographique de l'argent, et sa sous-dimensionalité. Le "miroir de la production" a été surpassé par une transparence totale, un vertige de terreur. La terre, le travail, la nature, le soi en lui-même, tel qu'en lui-même et même la mort, peuvent se réinventer comme le principe de tout échange : tout est argent.

[ Note : Il va sans dire que ces généralisations ne concernent pas la réalité, mais plutôt l'idéologie du capitalisme mondial (l'idéologie de la plaisanterie "post idéologique") les déclarations empoisonnées d'une "économie de l'information" la charade de dérégulation" (comment peut-on parler encore de révolution lorsque le capital a déjà transgressé toute forme de loi) Bien entendu le Capital n'a pas réellement transcendé la production, mais simplement resitué: quelque part entre le royaume de la gestion des cimetières et celui des décharges. Le Capital veut l'extase, et non le Taylorisme; il n'attend que la pureté, la désincarnation.]

La médiation extatique bloque finalement l'expression à sa racine, comme par exemple dans les prothèses biotechnologiques , indifférenciation entre le corps et l'écran. Simulacre nuptial d'Eros et Thanathos - enceinte terminale. Le "Haut Jihad" est dirigé contre le soi séparé _ contre l'étouffement du soi véritable qui doit exprimer " son maître", son sens le plus profond. Mais le "Bas Jihad" qui n'en est pas moins vital est lui aussi gonflé à bloc par la barraka : l'assaut de l'écran.


L'ETHIQUE DE LA VIOLENCE

Ici la réapparition paradoxale de la morale se fera naturellement sur les ruines de l'orthodoxie - et ce qu'on n'y dressera ne sera pas plus permanent que les tentes noires de bédouin de Ibn Khaldoun. Et pourtant tôt ou tard le jihad (la lutte) ramène de par le ta'wil ou exégèse herméneutique, à la chariah ou loi. Mais chariah signifie également "voie", ou chemin : c'est aussi la libre route du voyageur de celui qui erre sans but. Les valeurs s'élèvent de l'imagination, c'est-à-dire du mouvement. " où les dieux se sont arrêtés" c'est là oui. Mais les dieux continuent à bouger, ils bougent comme la lumière dans l'eau dans les Odes de Pindare.

L'attentat n'est pas immoral mais simplement impossible. Le message du "terrorisme" est qu'il n'y a pas de là-bas; seulement une décharge historique cybergnostique de pur vide et d'angoisse - validité très limitée en tant que principe cosmique. On pourrait considérer une éthique (peut-être même une "moralité imaginale") de la violence envers les idées et les institutions _ mais il manque au langage des termes pour une telle forme et cela voue ainsi à l'échec le militantisme, à une indistinction de l'objectif, et même un déficit d'attention. Dans tous les cas ce n'est pas simplement une question d'"état spirituel" mais c'est le problème qui se pose en ce moment d'auto structurer la cognition : non pas un état mais une "station" en termes soufi. Pour emprunter une expression aux Ismaëliens, c'est notre version à nous du Dawa al Quadimi ou Ancienne Propagande - qui est vieille, parce qu'elle n'a jamais vraiment réussi à éclore.


FIN DE SIECLE

Il ne reste plus aucune forme de futur au concept d'utopie."Espoir contre espoir" nul choix réel n'est impliqué. La présence demeure impure: seule l'absence suppose la forme cristalline de squelette de l'éternité parfaite. Un jugement moral si vous voulez : l'intolérance envers tout ce qui s'oppose au jihad ; mais du dandysme, non merci plus maintenant, plus de construction élaborées du soi

La différence comme identité constitue un mode d'expression tout autant qu'un mode de volition -- un tao existe en ce processus, ordination spontanée des choses plutôt que gaze impérialiste du cartésianisme. Ce mode d'expression en tant qu'il s'applique à la culture (socialement, dans un aspect de réalisation par soi-même), soit il lance une résonance amplificatoire avec la Nature, et se révèle donc à même de changer le monde-comme-consensus, soit il n'est que pure stupidité et criminel.

Ici aussi, la conscience à peine son mot à dire; de là émerge en nous cette insistance sur les états non ordinaires qui surmonte la dichotomie de l'auto intellection réfléchie sur elle-même dans la concentration attentive et dans la "technique". Le caractère fermé de l'isolation mentale ou esthétique est négation du fait que que tout plaisir est expansion que la réciprocité est une expansion non prédatrice. Si la révolte en tant qu'elle finit par s'exprimer répond en même temps à la monotonie et à la séparation, alors par définition elle consiste en un mouvement vers la différence et la présence - et ainsi que le disent les vieux phrénologues, au "communicationnel". Ce n'est ni une simple "communication" - sujette à la plaie de la médiation et de la décorporalisation, ni une "communion" extatique (terme qui tape en plein dans l'autoritarisme exacerbé d'une présence en cours - mais plutôt à une connectivité de nature partagée: un éros du social.


LA REVOLTE DE L'ISLAM

Le fédéralisme proudhonien basé sur les particularismes non-hégémoniques d'une mutualité nomadique ou rhizomatique des solidarités en synergie : c'est là notre structure révolutionnaire.( La sécheresse même des termes suffit à donner une idée de l'exigence d'une fusion entre la vie et le paysage de la théorie) L'idéologie du post enlightement va avoir mal au coeur face à l'idée des implications révolutionnaires d'une religion ou d'un mode de vie qui s'était toujours déjà opposé à la monoculture de la monotonie et de la séparation. La réaction à l'heure actuelle sera de pâlir en face de l'idée d'imperméabilité, la porosité de la solidarité, de la convivialité et de la présence comme résonance harmonieuse et complémentaire de la "différence révolutionnaire".

Pour prendre l'Islam en tant qu'exemple - l'oulémocratie et les ultra-orthodoxes ne peuvent pas le réduire aussi facilement à l'idéologie hégémoniste et universaliste pour exclure les formes déviantes de "politiques du sacré" propres au soufisme (Naqsbandis), le Chiisme radical( Ali Shariati), les Ismaëliens, l'Humanisme islamique, la "voie verte" du col. Khadafi ( moitié néo soufisme, moitié anarcho syndicalisme) ou même par l'islam cosmopolite de Bosnie.[ Remarque : nous évoquons ces éléments non pas nécessairement pour les excuser, mais surtout pour montrer à quel point l'islam ne se réduit pas à un fondamentalisme monolithe]

Des traditions de tolérance, de volontarisme, d'égalitarisme, de souci de justice sociale, de critique de l'"usure", l'utopisme mystique, etc, peuvent former les constellations d'une propagande nouvelle en l'Islam, s'opposant dur comme fer au colonialisme cognitif de la numisphère, orientée vers une "liberté empirique" plutôt que vers l'idéologie, critique envers ce qui dans l'islam est répression; mais engagé dans sa créativité, sa retenue, son intériorité, de puissantes stratégies réalisatrices du Jihad : ce qui est voilé n'est pas absent ou invisible, puisque le voile est signe de présence en lui-même, sa réalité imaginale, son pouvoir. Ce qui est voilé est non-vu.


VOLKWAYS


Les sociétés tribales se débrouillent seules, elles mènent leurs guerres plus comme une aventure que dans un mouvement hégémoniste de conquête : et comme P.Clastres a pu le souligner, cet état de guerre horizontale (coutume primitive parmi d'autres) milite contre l'apparition de "l'Etat" et de sa verticalité - la violence comme forme de résistance contre la séparation, qui est toujours ressentie par la tribu comme une possibilité dangereuse ou "maléfique" - la violence comme forme de dissipation en permanence, ou encore comme forme de rupture et de redistribution du pouvoir, en permanence.

Le jihad ne signifie pas un retour à cette forme de violence, le jihad a pour but la réalisation dialectique du contenu qui est réprimé. Ce principe autorise la coalescence une variété de différence, et donc pas comme une simple construction mais une somme de stratégies - comme une "machine".

Gustave Landauer explique bien comment de tels groupement peuvent être considérés à la fois d'un point de vue horizontal (le fédéralisme) ou vertical - non comme des entités catégoriques, c'est-à-dire en tant que peuples le volk allemand, les "nations" au sens amérindien du terme. Ce concept a été pillé par un fond réactionnaire et déformé en une sorte de volonté hégémonique des pires qui soient, mais ça aussi on peut sauver ( "à l'aventure!")[ Nous avons besoin de re-lire Proudon, Marx, Nietsche, Landauer, Fourier, Benjamin, Bakhtin, le IWW ( international workers of the world, syndicat international fondé aux États-Unis en 1905, NdT ) , - et la lecture de Zappata par l' Armée zapatiste de libération nationale !

Landauer a aussi mis en évidence que l'état est une relation intérieure, et non un absolu. Attendu qu'un pouvoir dérive de la carte du national à celle du capital "pur", de plus en plus l'état externe perd de sa pertinence en tant qu'objet d'opposition. La "neutralité" n'est pas une option_: soit une zone fait partie du monde, soit elle commence à s'opposer. Si la zone d'opposition coïncide avec certaines entités politiques, alors il faudra que la révolution sache considérer les alliances au plan politique. Si le Haut Jihad, contre les rapports de pouvoir intimes, reste toujours le même, le Bas Jihad, contre les rapports de pouvoir extérieur, change de forme constamment.

[ Remarque : Tout repose sur la perception que deux forces - l'autonomie et la force de se fédérer, ne s'opposent pas, mais sont complémentaires voire même complices; si c'est un paradoxe, alors c'est un paradoxe qui se doit d'être vécu. Chauvinisme exacerbé et nettoyage ethnique sont deux tensions différentes qu'on doit voir comme opposées du point de vie du fédéralisme et de la solidarité; parce que la volonté de conquête de telles réactions ne fait que reproduire la volonté de conquête (ou cruauté) de ce monde-ci, la reproduire en l'amplifiant encore plus. Et la différence authentique, non hégémonique, il faut la défendre parce que (ou attendu que) on ne peut pas et on ne doit pas la laisser se faire écraser par le Moloch de la conscience capitaliste. Sans cette volonté de se fédérer l'autonomie est sinon peu plausible, réactionnaire dans le pire des cas de figure - mais le fédéralisme sans autonomie est une menace direct à l'encontre de la seule valeur qui unisse le jihad - l'autodétermination ou "liberté empirique"]

Concernant la coalescence stratégique, la complexité n'est pas une simple esthétique mais une nécessité, un maquis cognitif ou zone de résistance, un royaume d'ambiguïté où le soulèvement doit trouver son économie, et son centre. Chaque "nation" qu'elle soit traditionnelle ou spontanément formée, et chaque groupe évoluant sur le plan horizontal au sein de ce milieu ou à travers lui - conseils, comités, syndicats, festivals - en effet, chaque "individu souverain" a le pouvoir de se fédérer sur la base d'un front anti-hégémonique ad hoc de lutte contre la totalité auto proclamée du monotone et de la séparation, et en faveur d'un monde de la différence et de la présence.

D'un certain point de vue la force de présence ou solidarité remonte de la réalité de "classes" ; malgré le fait que si nous employons ce terme il faut prendre en compte de larges réalignements et des dérives sémantiques kaléidoscopiques : ce qui fait qu'après avoir été vidé et ré arrangé, dépouillé de ses accoutrements du XIXème, son but d'un monde uni et son esthétique monoculturelle --son scientisme, ses désenchantements, et sa fatalité... Ce n'est pas juste une question de "prolétarianisation des zones" mais la suppression "naturelle" et impeccable de l'autonomie de conscience (et ici, la conscience a son mot à dire).


SOTERIOLOGIE REVOLUTIONNAIRE

Ainsi, ce "monde à sauver" par le jihad n'est pas simplement constitué par la Nature, qui ne supportera pas l'Enceinte terminale sans entraîner fatalement l'aliénation de toute "intimité originelle" pour chaque conscience, mais aussi un espace de culture ou d'authentique devenir - Tierra y Libertad. On peut considérer ce qui arrive à l'agriculture comme une chute tragique de l'économie humaine (rassembler, chasser, réciprocité) et même comme une dérive catastrophique de la cognition en soi. Mais pour divertir le sens de son abolition entre en scène un nihilisme biophobe ou crypto-malthusianiste très similaire, jusqu'à en devenir suspect, au suicide Gnostique. La moralité de la substruction est déjà une moralité du sauvetage (et vice versa) le noyau de la nouvelle société est toujours en train de se former dans la coquille de l'ancienne. Quoi que ce soit que le monde cherche à détruire ou à dénigrer nous prenons avec nous l'aura de la vie organique, méconnaissable : cela s'applique à toute la panoplie de notre " haut âge de pierre " actuel, y compris ses raffinements fouriéristes, y compris son urbanisme surréaliste (si on pouvait la libérer de son déterminisme à être prédatrice, même ce qu'on appelle civilisation pourrait être considérée comme une "bonne idée") - c'est notre conservatisme qui se définit ici. Ainsi malgré tout, malgré les mises à sac par l'intelligence artificielle du Capital, le "monde à sauver" donne légèrement l'impression de n'être pas strictement le même que "ce monde-là" à un cheveu près de satori. Mais c'est intégralement de cette faille qu'émerge notre opposition radicale. Le millénaire marque toujours l'ouverture d'un moment présent; même s'il marque aussi la fin d'un monde.


L'IMAM CACHE

La substance du jihad : lorsque l'oppression prend de façon simultanée et même paradoxale la forme du monotone et de la séparation, alors très logiquement la résistance ou opposition propose la différence et la présence _ un paradoxe révolutionnaire. La société de l'identité, rhizomatique et segmentaire, qui précipite cette logique ultra saturée de résistance, on peut la méditer sous tous ses angles, verticalement ou horizontalement, de façon diachronique ou synchronique, ethnique ou esthétique ; au sein de cela, principe de présence, antihégémonique, révolutionnaire, et nécessaire.

Notre état actuel de déconcentration irritable et molle ne trouve de comparaison que dans une sorte de péché médiéval ésotérique, comme la paresse spirituelle ou l'oubli existentiel: notre premier plaisir sera d'imaginer pour nous-mêmes une propagande aussi puissante que l'"appel" gnostique, une esthétique du repentir/ conversion ou "se surmonter soi-même"), un mythe sorelien: un Millénaire.(Sorel :philosophe et sociologue français, connu pour sa théorie du syndicalisme révolutionnaire.NdT)

Le panopticon aveugle du Capital demeure après tout des plus vulnérables dans le royaume de la "magie" - la manipulation des images visant au contrôle des évènements, l'"action à distance" hermétique. Si la langue présente une forme possible de la nouvelle propagande de l'acte alors il faut avouer que le pur retrait esthétique ( la disparition comme volonté de pouvoir) ne procure pas suffisamment de chaleur pour faire éclore le secret hors de son oeuf. Tout ce qui un jour a été tertium quid est désormais voué, si ce n'est pas déjà le cas, soit à capituler, soit à s'engager soit dans l'opposition, comme cataclysme, comme soulèvement contre le management des désirs et de l'imagination à l'intérieur de l'enceinte mondialisée de ce monde-ci.

Mais en situation prérévolutionnaire l'avantage tactique de la clandestinité, du non-vu (le langage du coeur), restitue déjà à l'esthétique sa centralité révolutionnaire. L'art du non-vu permet d'échapper à ce "discours de la totalité" basée sur l'image - et ainsi, seule forme possible entre toutes, tend toujours au millénaire la promesse de l'art, le changement du monde.

[ Remarque : le terme d'art est ici employé dans deux sens différents - le premier sens est peut-être Romantique dans ce qu'il se confronte au dilemne de l'artiste per se et à la question de l'"avant-garde". Mais le deuxième sens vise à résoudre tout le problème du caractère séparé dans une pratique "normale" qui se croise (et en fait coïncide presque) avec le royaume de l'expérience vécue. Ici l'ordinaire et l'extraordinaire ne s'opposent plus, ils y sont peut-être même en train de comploter, ou dans une danse exposée avec fusible incorporé. Un truisme cru : le moment du bien fait est la fabrique même de la vraie vie; c'est en ce sens que les sociétés traditionnelles ne distinguaient pas l'art de la vie. Si nous devions parler d'"acte politique", ce ne pourrait être que dans le sens d'enquêter sur le fait que pour nous le capital se définit lui-même dans un contexte de rupture entre ces choses qu'on "ne peut pas" séparer. Mais c'est un problème qui concerne tout travailleur, et non pas uniquement le "travailleur culturel" : et donc en ce sens, l'art commence à approcher une région de l'identité avec l'"action révolutionnaire".


ACTION ET REPONSE


Il y a moins de dix ans il était encore possible de penser l'"ennemi" comme la Machine du Travail Planétaire, ou Spectacle - et pour cette raison, de penser la résistance dans une idée de retrait ou même d'évasion. Aucun grand voile mystérieux ne nous séparait de notre volonté d'imaginer d'autres formes de productions, ludiques et autonomes, ou d'autres formes de représentation, authentiques et agréables. L'objectif évident était de former (ou maintenir) des nucleï alternatifs basé sur la mise en oeuvre de telles formes, déployant la résistance comme tactique de défense dans ces zones (temporaires aussi bien que permanentes). Dans l'aikido il n'y a rien de tel que ce qu'on appelle l'offense : il suffit simplement de se retirer du champ de force de l'attaque, là où le force de l'attaquant se retourne contre lui-même et provoque a propre défaite. En fait le capitalisme a perdu du terrain face à ces tactiques, en partie parce qu'il était sensible aux stratégie de "troisième force", et en partie parce qu'en tant qu'idéologie il restait incapable de gérer ses propres contradiction internes (dont la "démocratie" par exemple.

A présent la situation a changé. Le Capitalisme est libéré de ses blindages idéologiques et n'a plus du tout besoin de concéder de l'espace à une "troisième force". Le fondateur de l'aikido avait beau esquiver les balles, personne ne peut se tenir à l'écart de l'attaque d'un pouvoir qui occupe l'espace tactique dans son intégralité. L'évasion est possible pour le "troisième invité, le parasite" mais pas pour l'opposant qui est seul. Le Capitalisme e désormais toute liberté pour déclarer la guerre et se faire ennemi de toutes les anciennes "alternatives" (démocratie y compris). Dans ce sens nous ne nous sommes pas choisis en tant qu'opposition : nous avons été choisis.

Dans le kendo on dit qu'il n'y a rien de tel que le mouvement défensif, ou plutôt que la seule défense est une bonne offense. L'attaquant n'a pourtant l'avantage ( l'équilibre) comme en aikido. Alors, que faire? Un paradoxe : lorsqu'on est attaqué il faut frapper le premier. Il est clair que nos "alternatives" ne sont plus simplement des options intéressantes, mais des positions stratégiques questions de vie ou de mort. Et pourtant la révolution n'est pas un match de kendo - ni un jeu de moralité. Il semblerait que nos tactiques ne seront pas tant définies par l'histoire que par notre détermination à rester dans l'histoire : non pas par la "survie" mais par la persistance.

Il faut mendier la question "que faire?" et ceci pour deux raisons - premièrement, parce qu'il existe déjà des milliers d'organisations qui travaille sur le terrain pour des buts révolutionnaires de facto (ou du moins pour des causes justes); mais pas de mythe organisé, de propagande, de "conscience révolutionnaire " transformative capable de transcender la séparation comme institutionalisation réformiste et sclérose idéologique (...). Deuxièmement, l'illégalisme dans sa majorité est voué de façon assez frustrante à la contre-production et à la récupération précisément pour la même raison - aucune conscience, ou plutôt, aucune métanoïa, aucune conscience qui ne soit pas fragmentée. Dans une telle situation aucune coalescence ne semble faisable, et le jihad se heurte en premier lieu au besoin brutalement théorique de comprendre et de rendre intelligible sa propre historicité. Parler aujourd'hui de "situation pré révolutionnaire" révèle l'ironie qu'un tel terme devrait inévitablement connoter (l'histoire comme cauchemard): quels signes ont fait surface, et sur quels horizons?

Il faudrait ici rappeler que "la propagande par le fait" visait à l'origine à inclure les "bonnes actions" aussi bien que les actes violents; la zone d'autonomie temporaire conserve sa valeur non seulement en elle-même, mais en tant qu' historicisation de l'expérience vécue, peut-être même une mode de propagande-en-acte. On pourrait alors voir le soulèvement comme la proposition d'une "zone d'autonomie permanente"; et la coalescence de nombreux groupes comme ceux-ci constitueraient la forme du "Millénaire". ici même le "retrait" pourrait avoir de la valeur en tant que tactique _ pourvu qu'il soit coordonné et pratiqué de façon militante à échelle massive " paix révolutionnaire".

L'expression même d'un tel schéma révèle d'un seul coup à quel point nous sommes loin de toute réalisation. Au moment où nous aimerions nous adonner à un penchant pour l'action existentialiste et cru, ou du moins pour un genre d'"anti-pessimisme", toute discussion sur les tactiques réelles à ce moment pourrait s'avérer inéluctablement (ou ridiculement) prématurées. De plus " que dois-je faire" est certainement une des questions les plus médiatisées qui soit, celle qui garantie l'impossibilité de toute réponse.

Notre densité est telle qu'il nous aura fallu cinq ans pour nous apercevoir de tout ça. Tout ce qui fut un jour une "troisième voie" doit être à nouveau repensé à la lumière d'un seul fait : un monde nous fait face un seul. Si la résistance a été éclatée en chamailleries nostalgiques (1968 est devenu pour nous aussi "tragique" que n'importe quelle erreur), si la vacherie gauchiste et le particularisme fasciste ont tendance à séduire les radicaux fatigués : c'est parce que nous ne sommes pas parvenus à formuler, ne serait-ce que pour nous-mêmes, ce simple fait qu'en se proclamant lui-même absolu et en bâtissant sur cette proclamation un monde, le Capital a rappelé à la vie sa vieille Némesis (tellement jetée en disgrâce par le 20ème siècle, tellement maussade et mort) dans une nouvelle incarnation, comme le dernier fossé défensif de tout ce qu'on ne peut pas englober: rappelé à lui la révolution, le jihad.

New York/ Dublin, 1 sept 1996

[ Remarque : Cette version, pas forcément définitive,a été élaborée grâce à l'aide et aux critiques de différents groupes : le Club du livre libertaire à New York, le collectif éditorial Autonomia à Brooklyn, le Jardin des Délices à Dublin : cependant les opinions qui y figurent sont les miennes et n 'engagent que moi ]

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