Monday, May 10, 2010

Lovecraft, extrait de "L'horreur surnaturelle en littérature"

Incipit _ INTRODUCTION

L' ÉMOTION LA PLUS ANCIENNE et la plus forte en l'homme est la peur; et la peur la plus ancienne et la plus forte en l'homme c'est l'inconnu. Ces faits ne seront contestés que par une part minoritaire des psychologues, et leur vérité admise doit établir pour tous les temps l'authenticité et la dignité du conte d'horreur étrange en tant que forme littéraire. A son encontre a été déversé un ensemble de charges matérialistes très sophistiquées se rattachant aux émotions et évènements extérieurs familiers, et tout autant les charges d'un idéalisme naïf et insipide, rejetant les raisons d'ordre esthétique, et en appelant à une didactique littéraire, pour "élever" le lecteur vers un degré acceptable d'optimisme narquois. Or malgré ces oppositions, le conte bizarre a survécu, et s'est développé, il a atteint des degrés de perfection remarquables; en tant qu'il se fonde sur un principe profond élémentaire dont l'appel ( ou attrait, NdT), s'il n'est pas universel, doit être nécessairement poignant et permanent dans l'esprit des sensibilités qui s'y prêtent.


L'appel ( idem, NdT) du macabre spectral est la plupart du temps limité, parce qu'il exige du lecteur un certain degré d'imagination et une capacité de détachement vis-à-vis du quotidien. C'est que peu sont assez libres des sortilèges de la routine des jours, pour répondre aux gestes venant d'ailleurs, et les contes des sentiments et évènements ordinaires ou des distortions sentimentales communes de ces sentiments et évènements auront toujours la première place dans le goût du plus grand nombre; ce qui est, peut-être, une bonne chose, car naturellement ces affaires ordinaires constituent une grande part de l'expérience humaine. Mais le sensible est toujours avec nous, et parfois une curieuse propension au rêve envahit un coin obscur de la tête la plus dure; de sorte que nulle rationalisation, nulle réforme ou analyse freudienne ne saurait effacer ce frisson du soupir au coin du feu ou dans le bois esseulé. Ici s'engage une structure psychologique ou tradition aussi réelle et profondément enracinée dans l'expérience mentale que tout autre structure ou tradition humaine, contemporaine du sentiment religieux et étroitement reliée à nombre de ses aspects, et une part trop importante de notre héritage biologique le plus profond, pour perdre une puissance vive chez une importante, quand bien même numériquement restreinte, minorité de notre espèce.


Les premiers instincts et émotions de l'homme ont formé sa réaction à l'environnement dans lequel il se trouvait. Des sentiments définis basés sur le plaisir et la douleur sont nés autour des phénomènes dont il comprenait les causes et les effets, tandis qu'autour de ceux qu'il ne comprenait pas - dont l'univers fourmillait dans les temps premiers _ s'entremêlaient spontanément de telles personnifications, interprétations merveilleuses, et sensations de peur respect et crainte comme par une race ayant des idées simples et peu nombreuses ainsi qu'une expérience limitée. L'inconnu, qui est de la même façon l'imprévisible, est devenu pour nos ancêtres primitifs une source terrible et toute-puissante de bénéfices et de calamités visités en l'être humain pour des raisons cryptiques, extra-terrestres, qui appartiennent ainsi clairement à des sphères d'existence dont nous ne connaissons rien et où nous n'avons aucune part. Le phénomène du rêve de la même façon a aidé à construire la notion d'un monde spirituel irréel; et en général, toutes les conditions de l'aube sauvage _ la vie conduite si intensément vers le ressenti du surnaturel, qu'il ne nous est nul besoin de de nous demander avec quelle précision l'essence héréditaire même de l'homme est devenue saturée de religion et de superstition. Il faut, pour être scientifiquement exact, considérer cette saturation comme quasiment permanente en ce qui concerne le subconscient et les instincts intérieurs, car même si la région de l'inconnu s'est progressivement contractée depuis des milliers d'années, un infini réservoir de mystère engouffre toujours la majeure partie du cosmos extérieur, tandis qu'un vaste ensemble résiduel de puissantes associations héritées se rattache à tous les objets et processus qui furent un jour mystérieux ; quoi qu'on puisse bien aujourd'hui les expliquer. Et plus que cela, il est une fixation actuelle physiologique sur les vieux instincts dans nos tissus nerveux, qui les rendrait obscurément opérationnels même là où le mental conscient a été purgé de toutes sources de questionnement.


Parce que nous nous souvenons de la douleur et de la menace de la mort de façon plus vive que concernant le plaisir, et parce que nos sentiments envers les aspects bénéfiques de l'inconnu ont dès le départ été capturés, formalisés par des rituels religieux conventionnels, l'ensemble de ce qui est le plus sombre et le plus maléfique dans le mystère cosmique figure surtout dans le folklore surnaturel. Cette tendance, aussi, est naturellement accrue par le fait que le danger et l'incertitude sont toujours de proches alliés; faisant ainsi de tout monde inconnu un monde de péril et de possibilités monstrueuses. Lorsqu'à ce rapport au mal et à la peur s'ajoutent la curiosité et la fascination inévitable du fantastique, là naît alors un corps composite d'émotions exacerbées et de provocations de l'imaginaire dont la vitalité doit par nécessité se perpétuer aussi longtemps que la race humaine existe. Les enfants auront toujours peur du noir, et les hommes aux esprits sensibles aux impulsions héréditaires trembleront toujours à la pensée des mondes inconcevables et cachés de vie étrange qui se peut-il pourraient pulser dans les golfes au delà des étoiles, ou serrer d'une façon abominable notre globe dans des dimensions impies que seuls les morts et les aliénés peuvent apercevoir.

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